*_ Olena } I wanna do bad things with you

Il était tard. Les rues étaient silencieuses. Et on marchait, main dans la main. Mon père avait ralenti l’allure pour moi parce que j’étais fatiguée. J’avais d’ailleurs du mal à rester debout. On revenait d’un dîner organisé chez des collègues de son travail et ça s’était légèrement éternisé. Finalement, voyant que je ne tenais plus, il a pris congé et voilà qu’on marchait tranquillement dans les rues sombres de Varsovie. Je ne sais pas quand j’ai pris conscience de ce qu’il se passait. Ni quand j’ai remarqué que mon père s’était soudain arrêté. Les yeux écarquillés, j’ai observé ce qu’il se passait. Deux hommes se trouvaient à l’autre bout de la petite rue. J’ai senti mon père se pencher et me murmurer quelque chose à l’oreille. Je ne sais plus ce que c’était, mais sur le moment, mon cerveau amorphe a dû comprendre parce que je lui ai lâché la main et je suis allée me réfugier un peu plus loin, derrière un énorme container. Là, camouflée dans l’ombre, je n’ai pas lâché mon père des yeux. Il ne bougeait toujours pas tandis que les deux jeunes hommes avançaient vers lui. J’ai alors compris pourquoi il m’avait demandé de me cacher. Quelque chose brillait à la ceinture de l’un d’eux. Un objet noir et luisant, que l’on ne voyait que dans les films de policiers. Sauf que ces deux-là n’avaient aucunement l’air d’être sympathique. S’ils étaient les méchants de l’histoire ? Probablement. J’ai eu de la peine à comprendre ce qu’il se passait. Mon cerveau embrouillé par la fatigue ne comprenait qu’un mot sur deux mais je pense avoir saisi l’essentiel. En quelques secondes, mon père avait sorti son porte-feuille. Et comme d’habitude, il était très calme. Mieux, il gardait le sourire, ne montrait pas qu’il était vibrant de terreur. Les hommes lui ont pris l’argent, puis lui ont demandé sa montre. Je me suis alors demandée pourquoi il faisait tout ce qu’ils disaient. J’avais peur, là, seule dans mon coin. J’avais douze ans, et j’ai vu la scène la plus horrible de toute ma vie.
Les hommes ont soudain élevé la voix. Mon père a levé ses mains devant lui, comme pour les calmer. Je ne comprenais rien de ce qu’ils disaient. Mais les choses se sont enchaînées sans que je n’y comprenne plus rien. L’un des deux a sorti l’objet brillant à de sa ceinture. Un bruit assourdissant en est sorti. Je me souviens alors avoir fermé les yeux et m’être bouché les oreilles, tout en m’accroupissant contre le mur. Je ne sais pas combien de temps je suis restée prostrée dans cette position, mais j’avais peur d’ouvrir les yeux. Mon corps tremblait de partout. Et puis j’ai pris mon courage à deux mains. Je les ai ouverts. La rue était toujours aussi vide et silencieuse. Personne ne semblait avoir entendu la mort qui s’immisçait dans les ruelles sombres. Je me suis relevée, titubant légèrement. J’ai avancé jusqu’à l’endroit où se trouvait mon père auparavant. Et je l’ai vu. Allongé de tout son long. Un mince filet de sang coulait le long de ses lèvres. Ses yeux étaient grands ouverts, ils fixaient le ciel sans nuages. J’ai senti ma gorge se nouer. Et j’ai encore fait quelques pas. Je m’interdisais de pleurer. Mon père m’avait toujours dit d’être courageuse, de ne pas montrer mes faiblesses parce que les gens en profiteraient toujours pour les retourner contre moi. Mais il n’était plus là pour le dire. Il ne s’est pas levé pour me dire d’être forte. Il ne m’a pas serrée fort dans ses bras, comme chaque fois lorsqu’un gros chagrin se prépare. Non, il restait à terre, vaincu. Et je n’ai pas pu m’en empêcher plus longtemps. Les larmes ont coulé, sans que je ne puisse rien y faire. Mes yeux embués ne voyaient plus rien mais ça n’avait plus d’importance. Mes mains ont pris la sienne et l’ont serrée, fort. Toujours plus fort. Le sang s’écoulait encore sur le trottoir, tâchant mes jolis bas neufs. J’étais soudainement prise d’un énorme sanglot. Mes pleurs, mes cris, se répercutaient en échos dans les rues désertes. Et ce manège a duré des minutes, voire des heures. Je ne sais pas à quel moment ils sont arrivés. Ni comment ils sont parvenus à me faire lâcher la main de mon père. Et encore moins comment ils m’ont emmenée avec eux. Tout ce que je sais, c’est que je me suis retrouvée allongée sur un lit, rechangée, les yeux rouges d’avoir tant pleuré. Tout ce que je savais, c’était que je n’allais plus jamais revoir mon père. Et les pleurs on repris. Et les larmes ont coulé. Et c’est la dernière fois que je me suis tant laissée aller. Pour lui, juste pour William Grant, mon héros, mon modèle, mon ami. Mon père…

Assise sur le rebord de ma fenêtre, ce souvenir douloureux me revenait en mémoire. Celui-ci et tous ceux qui avaient suivi. Non seulement j’ai eu le malheur de devoir enterrer mon père, mais quelques jours plus tard, j’atterrissais dans un orphelinat. J’y suis restée une année sans que personne ne veuille de moi. Et pour être franche, j’aurais préféré que ça reste comme ça. Un jour, une famille est arrivée, les Jefferson. Leur fille Kelly avait le même âge que moi et exigeait une sœur. Elle l’exigeait comme on exige un animal de compagnie. C’est d’ailleurs elle qui m’a choisie. J’entends encore sa voix demander à Doug : « On peut prendre celle-là papa ? ». Je crois qu’elle n’a pas compris que j’étais un être humain, je n’étais qu’un achat parmi tant d’autre entre deux consoles de jeux, un chat, trois chiens et deux poissons rouges. J’étais l’attraction du moment et ça n’a pas duré. Ils m’ont donc emmenés avec eux après avoir rempli quelques paperasses. La famille parfaite vivait à Los Angeles depuis toujours. Au début, je ne disais pas grand chose, et voyant qu’ils ne m’apprécieraient jamais et que c’était réciproque, j’ai commencé dès le début à être agaçante. En effet, je faisais mine de ne pas comprendre l’anglais. Je ne leur parlais qu’en polonais. Alors que l’anglais, je le savais. C’était la langue maternelle de mon père et il le parlait tous les jours à la maison. Ca les a vite mis en rogne. Et l’engrenage s’est rapidement mis en route. Plus je les énervais, plus ils me montraient qu’ils me détestaient. Et vice versa. Un véritable cercle vicieux dont on ne pouvait plus sortir. Jusqu’à ce fameux jour où on m’a arrêtée alors que je conduisais en état d’ivresse. Le soir-même, je n’ai pas pris la menace de Doug au sérieux. C’est le lendemain, en pénétrant dans le salon, que j’ai mesuré l’ampleur des dégâts. Le paternel tenait une brochure et un formulaire d’inscription tandis que Kelly me regardait entrer, le sourire jusqu’aux oreilles. D’habitude elle ne restait pas longtemps à la maison. Elle préférait sortir rejoindre ses amis aux vêtements Prada ou Gucci et aux téléphones portables dernier cri. C’est là que j’ai compris que quelque chose clochait. Elle avait envie d’assister à mon exécution. À ce moment, Doug a relevé la tête et m’a demandé de m’asseoir. Il m’a tendu la brochure, et tandis que je la parcourais des yeux, il m’expliquait la marche à suivre. Je devais commencer à plier bagages, prendre simplement le nécessaire, me préparer à travailler dur. Bla bla bla… Et durant tout son discours, je n’avais retenu qu’une information. Plus que capitale. L’Australie. Un ranch en Australie. Il se fichait de moi ? Je l’ai coupé en plein élan pour lui signifier qu’il n’était pas question que je me rende là-bas. Et il m’a fait entrevoir tous les désavantages à ne pas y aller. Adieu mes études, mes espoirs de devenir une grande journaliste ou écrivain célèbre. Et rien qu’à cette idée, je n’ai pas hésité longtemps. Je me suis résignée et suis montée dans ma chambre. Kelly m’a suivie. Sauf qu’elle n’a pas eu le temps d’entamer les sarcasmes que je lui fermais déjà la porte au nez. Un ranch. Un ranch ! Dans le désert australien en plus ! Une chose était certaine, je n’allais pas y faire long feu…